L’INTÉGRAL DE L’INTERVIEW DE TSHISEKEDI A TV5 ET LE MONDE

Investi Président de la République démocratique du Congo (RDC) le 24 janvier, Félix Tshisekedi, 56 ans, doit composer avec son prédécesseur et ancien ennemi, Joseph Kabila. Ce dernier maintient son influence sur l’appareil sécuritaire, dispose de la majorité au Parlement et dans les assemblées provinciales. Cette alliance de circonstance, nouée à la hâte avant l’élection présidentielle de décembre 2018, a sans doute contribué à l’avènement de la première alternance politique pacifique de l’histoire du pays. Aujourd’hui, le chef de l’Etat expérimente une « cohabitation » aussi risquée que singulière avec Joseph Kabila et doit composer avec des responsables présumés de crimes de sang et de détournements de fonds. Le président Félix Tshisekedi s’en explique lors d’un grand entretien accordé à TV5 Monde et au Monde dans l’émission « Internationales », en marge de sa première visite officielle en Belgique.

Dans une interview accordée au « Monde » en décembre 2018, Joseph Kabila avait fustigé l’attitude « néocoloniale » de l’Union européenne (UE) accusée de vouloir « désintégrer » la RDC pour « s’accaparer les ressources ». Que pensez-vous de cette analyse ?

C’était dans un contexte d’élections et de tensions très fortes entre l’UE et la RDC. Je n’ai pas à juger ses propos d’autant que quelques années plus tôt, Joseph Kabila avait eu des mots plutôt sympathiques à l’égard de la Belgique, ce qui lui avait été vivement reproché. Moi, je suis venu dire aux Belges que sous mon ère, je ne veux pas de tensions entre nous. La Belgique, c’est mon autre Congo, et je ne me vois pas avoir des conflits avec moi-même.

 

La plate-forme politique de Joseph Kabila considère ce dernier comme le « président honoraire » de la RDC. Ce titre vous semble-t-il approprié ?

C’est vrai non ? Les présidents français Nicolas Sarkozy et François Hollande ne sont-ils pas des présidents honoraires de la République française ?

 

Ils n’ont pas eu leur mot à dire sur la constitution du gouvernement de leur successeur…

Car ils ne sont pas en situation de cohabitation ou, plutôt, de coalition. Nous, nous le sommes. C’était le prix à payer pour la paix, car je craignais une nouvelle crise que le Congo ne pouvait se permettre. C’est pour cela que Joseph Kabila a pris part à la composition de ce gouvernement. Sa famille politique a la majorité au Parlement.

 

Ne craignez-vous pas que cette coalition entraîne de nouvelles paralysies ?

Il y a encore quelques mois, on se regardait en chiens de faïence avec nos amis de la coalition actuelle. On s’est combattus, durant des années. Du jour au lendemain, il a fallu se coaliser, s’allier, pour éviter les blocages inhérents à la cohabitation et pour éviter le pire. Avec Kabila, nous partageons des valeurs communes de social-démocratie. Nous avons tenté de mettre nos billes ensemble. Nous espérons que cette expérimentation fonctionnera.

 

Quels sont aujourd’hui vos rapports avec votre ancien allié du temps de l’opposition, Martin Fayulu, qui revendique toujours sa victoire à l’élection présidentielle et vous qualifie de « pseudo-président » ?

Aucun. Je ne le vois plus d’ailleurs. Mais il est libre de dire ce qu’il dit aujourd’hui. Je n’aime pas qu’on me prenne pour un usurpateur. Ses propos me font mal. Mais c’est aussi cela, la démocratie. S’il avait été à ma place, je me demande s’il permettrait de telles déclarations. J’attends toujours qu’il apporte les preuves de sa victoire. Martin Fayulu prétend avoir gagné. Qu’il le démontre au lieu de faire du bruit inutilement !

 

Comment avez-vous perçu la réaction du ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui avait qualifié votre victoire de « compromis à l’africaine » ?

J’ai été choqué par ces propos méprisants. Pourquoi « à l’africaine » ? Lorsqu’on s’est vus par la suite, il m’a donné son explication. Et pour moi, c’est oublié.

 

Vous prônez plutôt une « coopération » avec l’UE à l’heure où des chefs d’Etat, à l’instar du Ghanéen Nana Akufo-Addo, appellent à s’affranchir des aides au développement…

Par coopération, j’entends d’abord le mot amitié et donc je ne vois pas d’ascendance mais bien de l’égalité entre les peuples. Nana Akufo-Addo n’a pas tout à fait tort sur la question de l’aide occidentale. Mais le Ghana est un pays performant économiquement, alors que la RDC est au fond du gouffre. Des réformes ont été entamées par mon prédécesseur, mais ce n’est pas suffisant. Pour le moment, la RDC a besoin d’aide pour se développer.

Aujourd’hui, en Afrique, il y a une nouvelle génération de dirigeants qui a compris que c’est par la croissance économique et par le bien-être de nos populations que nous atteindrons réellement le stade de l’indépendance. C’est dans ce cadre que le mot coopération prend son sens. Nous ne pouvons pas vivre en autarcie sans échanger nos expériences dans le cadre de partenariats gagnant-gagnant.

 

Vous êtes venu à Bruxelles avec le patron des patrons, Albert Yuma, maintenu à la présidence du Conseil d’administration de la Gécamines, la société minière publique, en dépit de soupçons de détournement de centaines de millions de dollars. Envisagez-vous un audit des comptes de la Gécamines ?

Préserver Albert Yuma était important pour moi. Je le connais personnellement et je ne voulais pas qu’il pense qu’il y avait acharnement sur sa personne. Je n’ai souhaité ni qu’il soit mon premier ministre ni lui reprendre sa place à la Gécamines. D’autant plus que je n’ai pas la preuve de ces accusations. Il faudrait que les instances spécialisées en fassent la démonstration.

 

Quant à l’audit, oui il faudra le faire, mais de toute la République. Pourquoi simplement se concentrer sur Albert Yuma et la Gécamines ?

En arrivant au pouvoir, ma philosophie a été de tirer un trait sur le passé. Ce qui est arrivé de mal ne doit plus se reproduire. On peut repartir avec ceux qui ne se sont pas trop compromis. A ceux qui ont commis certains impairs dans le passé, on leur dit, « maintenant, c’est fini ». Il est temps de se racheter et de montrer à la population un nouveau visage.

 

Garantissez-vous une sorte d’impunité pour les responsables de crimes économiques commis sous l’ère de Joseph Kabila ?

Pas nécessairement. Si des instances spécialisées révèlent des faits condamnables, alors on s’y penchera. Mais je n’ai pas à fouiner dans le passé. Trop de travail m’attend. Il n’est pas normal qu’un tel pourcentage de ma population vive dans la pauvreté. Les Congolais veulent des réponses à leurs questions sur la santé, l’éducation, le travail… Donc pas de temps à perdre avec des règlements de comptes.

 

Vous avez pourtant fait de la lutte contre la corruption une priorité…

Un Office consacré à cette tâche sera bientôt créé. Mon prédécesseur avait désigné un conseiller spécial. Je préfère une administration dédiée, avec des pouvoirs clairement définis et une organisation précise. En amont, j’ai créé l’Agence pour le changement des mentalités. Car je veux de la pédagogie avant la répression.

Depuis des décennies, le Congo est dans une sorte d’habitude du mal. La corruption a été endémique et banalisée. Je reconnais que cela continue sous mon mandat. Tout ne peut pas changer en un jour. Mais je compte entamer un grand programme de moralisation.

 

Ami de Joseph Kabila et d’Albert Yuma, l’homme d’affaires et milliardaire israélien, Dan Gertler, est visé par des sanctions du Trésor américain, notamment pour « des opérations minières et pétrolières opaques et corruptives » en RDC. Peut-il continuer à opérer ?

Mais Dan Gertler est en RDC où je l’ai rencontré. Je ne fais pas d’affaires avec lui ; je ne suis pas homme d’affaires. Et je ne juge pas les sanctions américaines car je ne sais pas pourquoi elles ont été décrétées. Mais je n’ai jamais entendu nos amis américains nous dire que Dan Gertler est tellement mauvais qu’il ne doit pas faire d’affaires en RDC.

 

Son activité, qualifiée de « pillage » par l’Africa Progress Panel de feu Kofi Annan, peut-elle devenir, selon vous, vertueuse pour la RDC ?

Je ne le juge pas. Je ne suis pas contre les entrepreneurs étrangers opérant en RDC, mais je serais plus à l’aise, en tant que chef d’Etat, si une plus grande part de notre économie était entre nos mains. Sous mon ère, j’aimerais voir émerger des milliardaires congolais. Le Nigeria a pu le faire. Le Congo peut le faire.

 

Selon l’inspection générale des finances, 15 millions de dollars ont disparu des caisses du Trésor. Ce scandale de la rentrée éclabousse votre directeur de cabinet, Vital Kamerhe, qui a notamment tenté de faire cesser les enquêtes. Savez-vous où se trouve cet argent ?

Selon mes informations, il s’agit non pas d’un détournement de fonds, mais d’une affaire de rétro commissions. Nous sommes certains que ce n’est pas de l’argent volé au Trésor. En réalité, il y a eu de la maladresse. L’inspecteur général des finances est un peu sorti de sa mission et je l’ai d’ailleurs appelé pour le lui dire, tout en l’assurant de mon soutien face aux menaces inacceptables qu’il a pu recevoir.

Avant de lancer son enquête, il aurait dû m’en informer car il est sous ma responsabilité. Il a agi un peu comme un procureur. Mon directeur de cabinet, contre qui je n’ai aucune preuve de sa méconduite jusque-là, a voulu le lui rappeler. Ce qui a semé cette confusion regrettable.

 

En matière de lutte contre les violations des droits de l’homme, pourquoi avoir maintenu des hauts responsables militaires malgré leur responsabilité présumée dans des crimes de guerre, des massacres ou la répression de vos militants lors des manifestations pro-démocratiques entre 2016 et 2018 ?

Vous avez bien dit « présumés », donc ils sont aussi présumés innocents. Nous voulons instaurer un Etat de droit. Et dans un Etat de droit, il y a une justice indépendante. Ce n’est pas à l’individu Félix Tshisekedi de commencer à faire justice. C’est dans un tel contexte que ceux qui s’estimeront avoir été victimes de X ou Y citoyen, pourront se tourner vers la justice. Et ces crimes présumés ne remontent pas seulement à la période de 2016 à 2018. On peut même remonter à la chute de Mobutu Sese Seko ou à l’indépendance, si vous voulez…

 

Certains des généraux avec qui vous collaborez sont visés par des sanctions américaines et européennes…

J’ai trouvé une armée et des services de renseignement structurés à qui j’ai dit que je n’accepterais plus ce qui s’est passé. Eux aussi m’ont expliqué leur vérité. Notre armée, c’est vrai, a commis beaucoup d’erreurs. Mais il est vrai aussi qu’il y a eu beaucoup d’exagérations. De même que de la diabolisation infondée sur des individus.

 

Comme opposant, vous étiez favorable à des sanctions visant des personnalités de l’ancien régime de Joseph Kabila. Comme président, vous semblez plus mesuré. La morale politique aurait-elle changé ?

Doucement ! Nous aurions dû avoir des élections en décembre 2016 [fin du dernier mandat de Kabila]. Les sanctions se justifiaient au moment où la situation politique n’évoluait pas. Puis, il y a eu des élections [le 30 décembre 2018] qui se sont tenues d’une manière pacifique comme jamais la RDC n’en a connu dans son histoire récente. La situation a favorablement évolué. Si des personnalités ont été sanctionnées pour violations des droits de l’homme, je ne les défends pas.

Moi-même d’entrée de jeu, j’ai été clair : la question des droits de l’homme est une priorité. J’ai libéré les prisonniers politiques, j’ai permis le retour d’exilés politiques, j’ai humanisé les services de répression comme l’Agence nationale de renseignement (ANR). Aujourd’hui, l’ANR n’emprisonne plus dans des cachots mais accompagne l’évolution positive de la République. Donc voilà ce qu’il faut retenir. Ce n’est pas une question de morale. La politique est ce qu’elle est.

 

Mais n’entendez-vous pas le besoin de justice demandé par votre population ?

Sûrement. Mais ce n’est pas la priorité. Aujourd’hui, les Congolais veulent d’abord la paix et la sécurité. Tel était d’ailleurs mon engagement. Durant la campagne présidentielle, je m’étais rendu dans les provinces de l’est et j’ai vu comment mes compatriotes vivent là-bas. C’est au-delà de la souffrance.

 

Quand allez-vous honorer votre promesse de délocaliser l’état-major des armées dans la ville de Beni, meurtrie par des massacres depuis 2014 et par Ebola ?

Dans quelques semaines. Il s’agit de nettoyer définitivement cette zone des ADF [groupe armé islamiste d’origine ougandaise qui a récemment fait allégeance à l’Etat islamique] et de mettre un terme aux tueries, rétablir la sécurité pour les populations et permettre aux acteurs de la lutte contre Ebola de travailler. Nous préparons actuellement une grande offensive contre les groupes armés de l’est de la RDC.

 

Dans la nuit de mardi à mercredi 18 septembre, le chef militaire des rebelles hutus des Forces démocratiques de libération du Rwanda, Sylvestre Mudacumura, a été abattu par l’armée congolaise. Des soldats rwandais ont-ils participé à l’opération ?

Non, pas du tout. Il est vrai que nous partageons des renseignements. Au début de mon mandat, je me suis entretenu avec mes homologues du Rwanda, de l’Ouganda, du Burundi pour discuter de la lutte contre les groupes armés à l’est de la RDC. Si je suis favorable à des opérations conjointes, il n’est pas question d’accorder des droits de poursuite sur notre territoire.

 

Il y a un an, Joseph Kabila demandait à la tribune des Nations unies le départ effectif de la Mission onusienne en RDC (Monusco). Quelle est votre position à ce sujet ?

Je suis favorable au maintien de la Monusco. Je l’ai d’ailleurs dit au Secrétaire général de l’ONU qui m’a informé que cette mission resterait encore quelque temps. Nous en avons besoin, surtout pour l’est du pays, en appui notamment logistique à nos forces de défense.

Ma priorité est de rétablir la paix dans cette région, autrefois appelée le « grenier de la République », et aujourd’hui devenue un enfer. Je ne peux pas me sentir chef de l’Etat et accepter une telle situation. Et c’est un paradoxe que, dans un pays aussi riche, la population soit parmi la plus pauvre au monde.

 

La RDC est le premier producteur mondial de cobalt dont le cours a connu des hausses de 200 % avant de dégringoler début 2019. Comment la RDC compte-t-elle s’y prendre pour s’affranchir de la volatilité des cours des matières premières ?

Il faut remettre de l’ordre dans ce secteur minier où jouent trop de traders. On va encadrer le secteur de telle sorte que le cours du cobalt soit déterminé par nous-mêmes. Nous allons aller vers la diversification, mais pour le moment nous avons un énorme déficit en énergie [avec un taux d’électrification de 10 % de la population]. Donc il faudra un certain temps pour parvenir à la transformation et à la valorisation des produits de nos mines.

 

Comment comptez-vous financer votre politique de développement ?

Avec de l’aide dans un premier temps. Nous sommes en pourparlers avancés avec la Banque africaine de développement (BAD) pour développer notre agriculture en vue d’atteindre l’autosuffisance alimentaire avant d’entamer une industrialisation. Avec l’objectif d’exporter notre production. Car, avec 80 millions d’hectares de terres arables, nous pourrons nourrir 2 milliards de personnes.

Je compte également tirer profit de l’exploitation de nos ressources naturelles. Outre les mines, il y a le pétrole dont une partie est encore exploitée par l’Angola [la RDC revendique – officiellement depuis juin 2003 – un pan de la production des blocs angolais en eaux profondes]. J’ai évoqué ce problème avec mon homologue angolais, Joao Lourenço. Il esquive un peu. Il faut continuer de discuter. J’ai annoncé mon programme de gratuité de l’école. Et pour le financer, j’ai aussi besoin des millions de dollars de ce pétrole.

Joan Tilouine et Françoise Joly (TV5Monde)

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